Luis Buñuel est venu en France en 1925 pour faire du cinéma. Son lancement de carrière sera favorisé par l’expérience qu’il va acquérir comme assistant de Jean Epstein, son amitié d’enfance avec Dali qui le présentera au groupe des surréalistes, et sa mère qui financera son premier court-métrage. Il n’avait pas vraiment la vocation de devenir cinéaste. Son rêve était de devenir musicien (violoniste) mais sa surdité l’en empêchera.
I – La période surréaliste
Son premier film, « Un chien Andalou » (1928) est coécrit avec Salvador Dalí. Il s’agit d’une suite d’images irrationnelles surgies sans aucune intervention de la volonté des deux scénaristes. Dans un premier temps, ce film est projeté en privé pour Man Ray et Louis Aragon. Buñuel connaissait et appréciait l’oeuvre de Benjamin Péret et c’est Fernand Léger qui le fera rencontrer le groupe surréaliste. Lors de la projection qui eut lieu en 1929, Buñuel, inquiet de l’accueil de son film, se tenait caché derrière l’écran (où il sonorisait son film), avec des cailloux plein les poches pour les lancer sur le public en cas de protestation. Mais ce fut le succès et il devint le cinéaste « officiel » du groupe. Même s’il prit ses distances très vite avec le groupe, il reconnut plus tard : « ma rencontre avec le groupe fut essentielle et décida du reste de ma vie. » Le film commence par cette image choquante d’un oeil de femme (en fait de veau) tranché au rasoir. Luis Buñuel est l’homme au rasoir. Tandis que parmi les séminaristes qui sont traînés en même temps qu’un piano, on trouve Salavdor Dali lui-même. Le film est la succession d’images pleines d’éléments récurrents dans l’œuvre du peintre : âne mort, piano, érotisme, fourmis, la dentelière de Vermeer, etc. Une main prise dans une porte semble dévorée par des fourmis.
scénario : Un homme dans une chambre sectionne avec un rasoir l’oeil de sa compagne. Huit ans après, la même femme reçoit chez elle un homme habillé comme une femme de ménage, dont la main se remplit de fourmis qui semblent le duvet d’une aisselle féminine. Mais l’homme charrie derrière lui trop de vestiges du passé. Vers trois heures du matin, on sonne à porte: le jeune homme est mis en pénitence par son double. Seize ans avant, il était un écolier avec ses livres. Il tire sur l’intrus, qui meurt dans un jardin. Insatisfaite, la femme part rejoindre un autre amant, qui l’attend sur une plage. Au printemps, ils seront dévorés par les insectes.
Interprétation : les scénaristes ont averti qu’il ne fallait pas chercher de sens rationnel au film qui est issu de l’écriture automatique. Toutefois, l’oeil coupé peut signifier qu’il nous faut regarder désormais le cinéma, voire la vie elle-même, avec un regard différent. Les fourmis dans la main peuvent représenter le désir. L’attelage des ânes morts, du piano et des moines, pourrait représenter le poids de l’éducation bourgeoise qui empêche la libération des instincts.
L’âge d’or (1930) : Histoire de la communion totale mais éphémère de deux amants que séparent les conventions familiales et sociales et les interdits sexuels et religieux, le film est une succession d’épisodes allégoriques teintés d’humour noir, commençant par un documentaire sur les scorpions et s’achevant sur une transposition des Cent Vingt Journées de Sodome de Sade. Avec Gaston Modot (que l’on revoit en 1955 dans « Cela s’appelle l’aurore »), Max Ernst : le chef des bandits, Pierre Prévert : Peman, un bandit, Paul Éluard la voix. Interdit par le préfet sous la pression de ligues d’extrême-droite. L’interdiction de projection ne sera levée qu’en 1981. Lien.
II – La période mexicaine (1946 – 1965)
Après la guerre, Buñuel s’établit au Mexique et obtiendra la nationalité mexicaine. Mais il doit se conformer aux normes exigées par le cinéma commercial mexicain et produire des films populaires avec peu de moyens. Des comédies simples (« Le grand noceur », « On a volé un tram »), des adaptations littéraires (Robinson Crusoe, Les Hauts de hurlevent), avec aussi un drame social « Los olvidados ». Buñuel clôturera toutefois cette période mexicaine par un retour à la liberté et à un style personnel : « L’ange exterminateur », et « Viridiana » qui lui vaudra tout à la fois la Palme d’or à Cannes et la colère du Vatican. Ses meilleurs films mexicains sont pleins de référence au marquis de Sade, à la religion, à la bourgeoisie (comme L’âge d’or).
Tampico (Gran Casino 1946). Son premier film mexicain est un échec. Attiré par l’espoir de gagner beaucoup d’argent, un désoeuvré arrive dans une ville pétrolière mexicaine, où évolue une faune internationale. Celle-ci se retrouve le soir au Grand Casino, établissement célèbre mais inquiétant, où certaines personnes ont déjà disparu.
– Les comédies :
Le Grand Noceur (1949), de Buñuel. C’est son deuxième film mexicain. Coproduit par Fernando Soler, qui en est aussi l’interprète principal. Adapté d’une pièce de théâtre, le film remporta un grand succès au Mexique et relança la carrière de Bunuel. C’est une amusante comédie où l’optimisme, rare chez Bunuel, vient percer. Scénario : Le millionnaire Don Ramiro (Fernando Soler) s’est lancé dans une vie de noceur depuis la mort de sa femme. Toutes ses proches profitent de lui. Son deuxième frère profite d’une attaque de Ramiro pour monter une mise en scène destinée à lui faire croire qu’il a été totalement ruiné. C’est un succès : Ramiro tente de se tuer. Il est sauvé par Pablo (Rubén Rojo), un jeune électricien, et décide de prendre à son tour les choses en main. Le Grand Noceur remporte un grand succès.
Don Quintin l’amer (1951), de Buñuel. 2ème adaptation par Buñuel de la pièce de Carlos Arniches. Don Quintin (Fernando Soler), voyageur de commerce, rentre chez lui prématurément à cause d’un problème de chemin de fer et trouve sa gemme en compagnie d’un amant. Fou de rage, il la chasse et elle lui déclare que l’enfant n’est pas de lui. Il abandonne alors la petite fille devant la porte de paysans. 20 ans plus tard, sa femme, sur son lit de mort, lui révèle que l’enfant était bien sa fille. Devenu un méchant patron de cabaret, il se lance à sa recherche car elle s’est sauvée de chez elle avec son amant Paco (Rubén Rojo).
On a volé un tram (1953). Avec Lilia Prado. Apprenant que le tramway 133 est appelé à partir à la ferraille, deux employés de la compagnie décident de la voler. Ils sont dénoncés par un contrôleur à la retraite mais ils ramènent à temps le tram au dépôt. Le tramway 133 qui erre dans la ville, tout comme le bus errant de « La montée au ciel » sont des métaphores de la société.
La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz (1955), une comédie d’humour noir. Un homme dispose, grâce à une boîte à musique magique, du pouvoir de faire mourir les femmes simplement en souhaitant leur mort.
– Les films notables de cette période :
Los olvidados (1950), de Luis Buñuel. El Jaibo, un adolescent, s’échappe de la maison de correction et se réunit dans le village avec ses amis. Avec Pedro et d’autres enfants, il tente d’attaquer un aveugle. Quelques jours après, le Jaibo tue, en présence de Pedro, le jeune homme qu’il accuse de l’avoir dénoncé. Présenté au Festival de Cannes 1951, le film remporte le prix de la mise en scène et remet Buñuel au premier plan. Il y a dans ce film un passage optimiste : le directeur bienveillant de la maison de correction met Pedro à l’épreuve en lui donnant de l’argent pour faire une commission à l’extérieur, il prend le pari que la bonne conscience de Pedro l’emportera sur ses mauvais penchants. Hélas, le déterminisme social et les relations extérieures prendront le dessus. Lien
Tourments (« El ») (1953). Développement d’un délire paranoïaque de jalousie chez un homme marié.
Nazarin (1959) marque l’apogée de sa période mexicaine. Un jeune prêtre trop idéaliste tente de convertir de pauvres hères.
– Autres films mexicains :
La Montée au ciel (1951). Avec Lilia Prado. Oliverio et Albina sont en voyage de noces. Le jeune marié apprend que sa mère est mourante, et qu’elle lui a demandé d’aller faire enregistrer son testament à la ville. Tandis que les frères d’Oliverio attendent le décès de leur mère pour percevoir l’héritage, le jeune homme se rend en ville en autocar. Pendant son voyage, il va rencontrer une jeune fille.
La jeune fille (1952). Film américano-mexicain. Evvie, une jeune fille de treize ans, vit seule sur une île en compagnie de son grand-père (qui va décéder) et d’un garde-chasse. Elevée à l’abri des tabous sociaux. Evvie vit toutes les situations avec naturel et ignore la morale. L’arrivée de Travers, un noir accusé de viol, va obliger les habitants de l’île à considérer leur vie à travers la morale dictée par le monde extérieur. Lien
Le Rio de la mort (1954). Dans ce film, sans doute le plus mexicain de Buñuel, tout le monde tue tout le monde au nom de l’honneur familial et de la dette de sang. Un curé, qui cache une arme sous sa soutane justifie chaque nouveau meurtre par une sentence : « Dieu sait ce qu’il fait ».Le dernier survivant d’une famille du village a été élevé en ville. Il est médecin à Mexico et refuse de céder aux pressions de vengeance que même sa mère appuie dans une lettre. Il soutient que le vrai courage est d’aider aux bonnes causes et que science et culture sont des garde-fous contre les crimes de vendetta.
– Trois films franco mexicains, de moyenne facture :
La fièvre monte à El Pao (1959). Sous une dictature d’Amérique Centrale, le gouverneur d’une île où sont envoyés des prisonniers politiques et de droit-communs, est assassiné en plein discours. Ramón Vázquez, son secrétaire, aux idées libérales, le remplace temporairement. Avec Gérard Philipe (Ramón Vázquez), Jean Servais.
La mort en ce jardin (1956). Film franco-mexicain. Pour échapper à la répression policière suite à la révolte des chercheurs d’une mine de diamants, un groupuscule, guidé par l’aventurier Chark, s’enfonce dans la forêt vierge. Film d’aventure classique parsemé de quelques marques spécifiques de Bunuel : scène du serpent dévoré par les fourmis, fétichisme des pieds (laçage des bottes)…Film en deux parties. La première partie avec l’entrée en scène des personnages (hors-la-loi, prêtre colonial…), la seconde montre l’évolution des personnages (le prêtre devient aventurier), rôle des objets sacrés et des bijoux. Tentation. Raymond Queneau a participé aux dialogues et au scénario.
Cela s’appelle l’aurore (1956). Avec Georges Marchal (jeune premier d’après-guerre, rival de Jean Marais), Lucia Bosé (Miss Italie 1947). Un médecin héberge et soutient un meurtrier.
L’ange exterminateur (1962), film mexicain. Lors d’une réception organisée chez un notable se produit un étrange événement : nul ne semble pouvoir partir; puis tout le monde est retenu inexplicablement. Les personnages se révèlent alors sages ou lâches. Les domestiques ayant tous démissionné avant le début de ces évènements mystérieux. Les attaques de Bunuel possèdent un indéniable caractère social car les bourgeois perdent les pédales dès que le bas peuple déserte. Les autres personnages « démissionnent » à leur tour. La faim, la soif – interrompues après quelque temps suite à l’étrange apparition d’animaux vivants, dont le sacrifice contribue à la montée en violence de la situation – entraînent une déshumanisation. C’est une sonate de Paradisi qui lève la malédiction. Mais pas définitivement…A la fin de sa vie seulement, Bunuel consentit à dire que le thème n’était autre que celui qui court dans toute son œuvre : l’incapacité de l’homme à satisfaire ses désirs. Les émeutes qui éclatent à la fin du film ne sont pas expliquées.
Autres films de cette période
– Susana la perverse (1951)
– Pierre et Jean (1951)
– L’Enjoleuse (1952)
– Simon du désert (1964), son dernier film mexicain.
III- Le retour en Europe et à la totale liberté
– des histoires de femmes et de sexe :
Viridiana (1961). Avec Fernando Rey.Une jeune nonne, sur le point de prononcer ses voeux, s’installe chez son oncle pour l’aider à surmonter son veuvage. L’oncle tente de la posséder puis se pend. Viridiana prend la charge de la propriété où va installer une bande de mendiants. Le fils illégitime de l’oncle est venu y vivre aussi. Film réalisé en Espagne après 15 ans d’exil de Bunuel au Mexique. Palme d’or à Cannes, il sera interdit par Franco à cause notamment de l’anticléricalisme de la scène d’orgie des mendiants qui évoque la cène.
Le journal d’une femme de chambre (1964). Tiré du livre d’Octave Mirbeau. Avec Jeanne Moreau. Lien
Belle de Jour (1967) est tiré du roman « Belle de Jour » de Kessel. Le titre évoque le nom d’une fleur qui ne fleurit que la journée, et en l’occurrence fait référence à la prostituée qui n’offre ses charmes que la journée. Séverine Serizy (Catherine Deneuve) est une jeune et très belle femme aux fantasmes masochistes assez particuliers. Elle est mariée au docteur Pierre Serizy (Jean Sorel) qu’elle aime « au-delà du plaisir » : elle ne parvient en effet pas à trouver le plaisir auprès de lui, ce qui les frustre tous les deux. Un ami du couple, Monsieur Henri Husson (Michel Piccoli), lui parle d’un bordel de luxe et lui avoue son désir pour elle. Insatisfaite sexuellement, Séverine commence secrètement à y travailler, se prostituant seulement certains après-midi de 14 à 17 heures, d’où son surnom Belle de jour, avant de retourner dans les bras de son mari, qui, heureux, ne se doute de rien. Avec aussi Macha Méril : Renée, Georges Marchal : le duc, Françoise Fabian : Charlotte.
– les derniers films :
La Voie lactée (1969), film franco-germano-italien articulé sur les hérésies du christianisme,. Il est considéré par certains milieux catholiques comme anticlérical. Deux hommes se rendent à Saint-Jacques-de-Compostelle, non pour le pèlerinage, mais dans l’intention de voler quelques pèlerins. Pierre est âgé et croyant ; Jean jeune et athée. Chemin faisant, ils croisent les adeptes des diverses hérésies du catholicisme et toutes sortes d’illuminés. Ils rencontrent ainsi un curé échappé d’un asile psychiatrique qui discute du mystère de l’eucharistie avec un brigadier de gendarmerie, un maître d’hôtel féru de théologie, les pensionnaires d’une institution catholique, un prêtre amateur de jambon, une prostituée qui veut un enfant des vagabonds…Ils y feront des rencontres troublantes, les unes symboliques (Dieu le père qui se sépare en trois personnages en les quittant), les autres les faisant voyager dans l’espace comme dans le temps. Le film est parsemé de nombreuses citations en clin d’œil aux spectateurs avertis en théologie. Un duel argumenté oppose un janséniste et un jésuite. Avec Paul Frankeur : Pierre, Laurent Terzieff : Jean, Georges Marchal : le jésuite, Jean Piat : le janséniste, Julien Guiomar : le prêtre, Michel Piccoli : le marquis de Sade, Michel Creton : un serveur, Michel Etcheverry : l’inquisiteur, Luis Bunuel.
Le charme discret de la bourgeoisie (1972). Avec Fernando Rey (l’ambassadeur), Paul Frankeur, Bulle Ogier, Jean-Pierre Cassel (Sénéchal), Stéphane Audran (Mme Sénéchal), Julien Bertheau (l’évêque), Claude Piéplu (le colonel), Michel Piccoli (le ministre). 6 bourgeois essaient de planifier un repas ensemble, mais des évènements imprévus empêchent ce dîner. Le film est basé sur la répétition. Ce film dérègle les conventions et la bienséance de la bourgeoisie : l’archevêque se fait embaucher, au tarif syndical, comme jardinier et l’ambassadeur, comme un chien, dévore une tranche de gigot sous la table. Les conventions du cinéma sont remises en cause, quand les acteurs-convives découvrent qu’ils sont au milieu d’une scène de théâtre. Présence de la mort et des fantômes dans la vie réelle et dans les rêves. Les protagonistes fuient la mort en se réveillant d’un rêve. Le rêve semble collectif ou en abysse.
Le Fantôme de la liberté, film franco-italien (1974). Coécrit avec Jean-Claude Carrière. Film à sketches qui ouvre son générique sur le tableau de Francisco de Goya, Le 3 mai 1808, symbole de l’insurrection du peuple espagnol face aux troupes napoléoniennes. Lors de la scène de la fusillade en ouverture un homme crie : « À bas la liberté ». Le même cri est repris par la foule à la fin du film. Ce film s’inscrit dans le mouvement surréaliste. Il est basé sur un procédé qui consiste à suivre l’histoire d’un personnage, puis celle d’un autre après que les deux se sont rencontrés et ainsi de suite. Un couple de bourgeois (Monica Vitti – JC Brialy) trouve répugnantes des photos de Paris, une infirmière passe une soirée dans une curieuse auberge (Paul Frankeur aubergiste, Lonsdale en chapelier pervers), on recherche une fillette alors qu’elle est présente (Jean Rochefort), un tueur est condamné à mort et aussitôt libéré, un préfet de police rejoint sa soeur au caveau familial d’où elle l’a appelé au téléphone (Picoli ministre, Piéplu commissaire). Avec aussi : Luis Buñuel : le moine fusillé. Guy Montagné : le jeune moine. Jacques Debary (à la télé : le commissaire Cabrol).
Cet obscur objet du désir (1977), 32e et dernier film – franco-espagnol – de Luis Buñuel. Coécrit avec Jean-Claude Carrière (collaborateur de Buñuel depuis les années 1960), le scénario est inspiré d’un roman de Pierre Louÿs, La Femme et le Pantin. Le titre est tiré d’une citation du roman, « ce pâle objet du désir », que Carrière et Buñuel ont adaptée en changeant l’adjectif et en ajoutant un démonstratif pour donner Cet obscur objet du désir. Lors d’un voyage en train, Mathieu Faber raconte aux passagers de son compartiment ses amours avec Conchita, femme séduisante qu’il tente de posséder. Mais elle se dérobe toujours à ses avances après lui avoir fait espérer le bonheur. Le récit est ponctué d’attentats violents absurdes. Avec Fernando Rey (voix de Michel Piccoli), Carole Bouquet : Conchita, Angela Molina : Conchita II.